STEPHANE LISSNER
LA FABRIQUE DES REVES
Book introduction, Editions de l'Opéra national de Paris, 2015.
Qu’est-ce que l’Opéra ? Parce qu’il est nécessaire de renouveler régulièrement notre regard sur cette institution tricentenaire, j’ai souhaité poser cette question aux jeunes artistes Lucie & Simon. Par leur sensibilité et leur soif d’exploration, ce qui aurait pu n’être qu’une présentation des espaces, certes majestueux, de l’Opéra Bastille et du Palais Garnier est devenu un voyage. Lucie & Simon – alias Lucie de Barbuat et Simon Brodbeck – investissent quelques-unes des places les plus célèbres de la planète – Times Square à New York, les ruines du Forum romain, la place Tian'anmen à Pékin, le quartier Shibuya de Tokyo… Ils installent leur appareil dans ces lieux mythiques en travaillant avec des temps de pose longs de plusieurs heures. Le résultat est saisissant : l’espace immense se vide peu à peu de sa circulation, de ses passants, de ses âmes et de son sang. Seule demeure la silhouette immobile de Lucie, qui se dresse, minuscule, dans la ville soudain déserte. Ce tour de force, à mi-chemin entre la photographie et la performance, ne peut manquer de rappeler les codes si contemporains du film catastrophe.
De fait, Lucie & Simon, tous deux âgés d’une trentaine d’années, sont des enfants de la crise : ils ont grandi dans une société guettée par la déshumanisation, où l’hyperactivité urbaine a parfois rendu hostile le cœur même de nos cités. Leurs photographies s’apparentent à une tentative de se réapproprier le lieu public, elles expriment la volonté d’habiter l’espace, d’y réinscrire une fragile présence humaine, une forme d’espoir timide mais téméraire. A l’Opéra Bastille, au Palais Garnier, ils ont laissé voguer librement leur appareil. Ils ont hanté nos deux théâtres comme « des âmes errantes », selon leurs propres mots : une errance, certes, mais dont le but avoué est de restituer une âme. Pour nous autres, spectateurs et acteurs du spectacle vivant, ces photographies sont une invitation à prendre pleinement notre place dans cette institution qui nous dépasse, à investir la culture qui nous a précédés et nous survivra longtemps.
Stéphane Lissner