NATACHA WOLINSKI
BRODBECK & DE BARBUAT, COUPLE MODERNE
Essay and portfolio, The goodlife, May-June 2018.
Le duo d’artistes visuels franco‑allemand formé par Simon Brodbeck et Lucie de Barbuat utilise aussi bien la photographie que la vidéo ou l’installation pour questionner la place de l’homme dans son monde, sa perception et sa représentation. Onirique et déconcertant, l’univers qu’il donne à voir semble figé dans les confins du réel et de l’imaginaire.
La série photographique qui les a révélés il y a une petite dizaine d’années s’intitulait Les Vertiges du quotidien (2006-2009). Depuis les hauteurs d’un regard omniscient, le monde vaquait à ses occupations. Cadrés en surplomb, les familles attablées, les corps dénudés sur le blanc des draps, les escaliers sertis d’enfants, composaient d’étranges images-tableaux dans lesquelles s’annulait toute notion de perspective et de profondeur de champ. A vol d’oiseau, le quotidien gagnait en mystère et en poésie, comme si un esprit ailé veillait sur l’innocence des scènes photographiées. Dans les faits, la fabrication de ces images a requis des trésors d’ingéniosité. « On a longtemps tâtonné pour trouver la juste hauteur. Finalement, on a construit un mécanisme spécial, un bras déporté qui pouvait monter l’appareil jusqu’à 6 mètres de hauteur. » Cette série de quinze photographies en apesanteur leur a valu la Bourse du talent en 2009 et le prix HSBC en 2010. Ils avaient à peine 50 ans à eux deux et se faisaient appeler « Lucie et Simon ». Sans doute pour masquer des patronymes trop lourds à porter. Lui est le fils du photographe de mode allemand Peter Lindbergh (dont le vrai nom est Brodbeck), tandis qu’elle ploie sous un nom à rallonge : Lucie de Barbuat du Plessis de Maisonrouge.
Aujourd’hui, ils ont rebaptisé leur duo d’artistes et signent leurs oeuvres « Brodbeck & de Barbuat ». Le côté mignard et candide de « Lucie et Simon » ne leur convenait plus. Leur nom rugueux se prononce désormais comme une sorte d’aboiement, mais Lucie et Simon, alias Brodbeck & de Barbuat, n’ont rien de chiens méchants – ils sauvegardent une lueur d’enfance dans les yeux, manifestent une douceur commune dans la voix et les gestes. Ils se sont connus en 2004. A l’époque, Lucie suivait les cours de l’Ecole supérieure des arts appliqués et travaillait en alternance dans un laboratoire où Simon venait déposer les bobines de François-Marie Banier, dont il était l’assistant aux yeux bleus et aux boucles de chérubin.
Il s’est formé sur le tas avec cet artiste braque, qui s’improvisait photographe les jours pairs et peintre les jours impairs. De lui, il dit qu’il a appris beaucoup sur la psychologie humaine. De son père, dont il est ensuite devenu l’assistant, il dit autre chose : « J’ai appris une forme de liberté face à la commande. » De son côté, Lucie portait de longs cheveux noirs et des lunettes sages d’auxiliaire myope – elle tirait les planches contact de Sarah Moon, de Sebastião Salgado, de Jeanloup Sieff, assimilait la cuisine de la photographie, du temps où l’argentique résistait encore. Ils ont mis en partage leur timidité, leur mélancolie, et leur goût du repli sur soi qu’ils compensent par un fort imaginaire, une manière de fabriquer des univers contemplatifs où la frontière entre le rêve et le réel est poreuse.
La première série qu’ils ont conçue ensemble s’appelait Les Mondes perdus et proposait des photographies géantes de paysages nocturnes. Au gré de temps d’exposition longs, ils ont laissé les lumières de la nuit infuser, révélant des lieux anodins sous un arc en ciel de couleurs féeriques – ponts, berges, fleuves ou lacs transfigurés par l’onirisme d’un Wim Wenders ou par l’inquiétante étrangeté d’un David Lynch. « C’était comme si on exhumait des espaces hors temps, qui rappellent les mythes de civilisations perdues. » Lucie hante la plupart de ces paysages, silhouette nervalienne, capée de noir, à peine visible dans le champ, incarnation furtive de l’ultracontemporaine solitude.
La série suivante, Mémoires d’un monde silencieux, vidait de toute trace humaine les rues et les places des grandes villes de la planète. Images frappantes de mégapoles où ne subsisteraient plus que des édifices muets. « Face à l’agressivité des villes contemporaines, on avait envie que Times Square ou que l’avenue de l’Opéra, à Paris, retrouvent la paix et le silence. » C’est encore l’idée d’un monde abandonné, et c’est encore Lucie qui traverse en pointillé les images, telle une âme errante. Pour réaliser ces tableaux photographiques, ils ont eu recours une fois de plus aux temps d’exposition longs. « On est toujours dans des processus très lents, que ce soit au moment de la prise de vue ou bien dans la façon dont on pense et finalise nos images. On est lents par nature. »
Ils réalisent des croquis de leurs images en amont, laissent macérer les idées, font reposer les photographies plusieurs mois parfois, interviennent ensemble sur toutes les phases de création et parlent très naturellement de « l’artiste qu’ils forment à deux ». « Il n’y a pas d’ego entre nous : l’un dessine quelque chose, l’autre amende le croquis ; l’un propose un cadre, l’autre le modifie.»
Brodbeck & de Barbuat, comme un plongeon au cœur des âmes
Depuis quelques années, ils ont abandonné la photographie pour la vidéo et entrepris un projet intitulé A la recherche de l’éternité, qui sera présenté à la Biennale du Caire, en novembre prochain. A Paris, à Tokyo et en Inde, ils ont basculé dans la prise de vue de foules, mais à leur façon, en individualisant chaque passant, chaque visage, chaque posture, grâce à un procédé d’images au ralenti qui semble suspendre le temps. « On a utilisé une caméra spéciale qui prend 2 000 images par seconde au lieu de 24, du coup, les personnages sont figés dans un environnement qui, lui, continue de bouger. C’est un peu comme si la caméra plongeait au cœur des âmes comme un esprit au milieu des hommes. » L’effet est hypnotique, les bandes-son sont élégiaques : on voudrait croire à ce regain d’humanité et d’allégresse dans un monde qui en est tellement dépourvu.
Ils sont pleinement de leur époque – séraphiques dans leurs croyances, méticuleux dans leur savoir-faire, judicieux dans leurs choix d’éditeurs (Actes Sud, Dilecta et Hatje Cantz) et sélectifs dans leur représentation en galerie (Tesukayama Gallery, à Osaka). Ils appartiennent à cette génération New Age qui se nourrit de mythologies hindoue ou amérindienne tout en admirant les images frontales de l’école de Düsseldorf.
Ils sont les enfants rétifs d’un monde matérialiste dans lequel ils rêvent de réintroduire les esprits et de réinviter les défunts. Ils citent à la fois Andreas Gursky et Caspar David Friedrich, pensent le monde en images et s’appuient sur des concepts simples pour produire des œuvres spectaculaires, comme en affectionnent les musées d’art contemporain. Il leur arrive aussi d’imaginer des œuvres modestes qui émeuvent plus que leurs grosses machines – on pense à ce long plan fixe du visage de la grand-mère de Lucie, 104 ans de rides et la flèche d’un œil plissé qui guette le battement d’ailes des anges.
Natacha Wolinski.