BERNARD MARCELIS
VERTIGES DU QUOTIDIEN
Book introduction, Editions Actes sud 2010.
FRENCH/
Lucie est Française, Simon est Allemand, ils travaillent ensemble à Paris, leur association fonctionnant comme un véritable duo. De discussions sur leurs travaux antérieurs en échanges d'idées sur l'art, est née une vraie complicité. En moins d'un an, celle-ci s'est muée en une véritable collaboration, dont l'élément le plus manifeste et le plus symbolique est devenu cette utilisation d'un seul appareil photo pour leurs regards croisés. Au-delà de cet aspect technique, ce qui compte vraiment ce sont tous ces débats en amont, qui vont mener à la concrétisation de l'image: élaboration des idées, fixation des thèmes, réalisation de croquis préliminaires, séances de repérage des lieux pressentis. Dès lors, travailler ensemble est devenu une évidence pour eux, comme s'ils ne faisaient plus qu'une personne
Si ce mode de fonctionnement en couple et de création en duo est relativement peu courant, on remarquera qu'il est plus répandu et s'adapte sans doute mieux à la photographie qu'à d'autres disciplines. On pense ici aux Allemands Bernd et Hilla Becher, aux Suisses Fischli & Weiss, aux Anglais Gilbert and George, aux Français Pierre et Gilles ou aux Belges Felten et Massinger. Sans parler du cinéma qui, des Frères Lumière aux Dardenne, en passant par les Frères Coen – ces derniers particulièrement appréciés par Lucie et Simon – aura produit quelques références de renom.
Au quotidien des personnages
C'est ce même travail sur l'échange qui est à la base de leur relation avec les personnages, acteurs de leurs compositions, puisque c'est bien de mises en scène dont il s'agit. Là aussi un processus en plusieurs étapes s'est avéré nécessaire avant d'arriver à une solution optimale: faire appel à leurs amis et connaissances, eux qui sont les authentiques utilisateurs des lieux sur lesquels Lucie et Simon jettent leur dévolu.
Au départ, ils se sont mis en scène eux-mêmes, tant pour tester et valider leurs idées que pour se rendre compte des difficultés pratiques à surmonter. Ils se sont ensuite adressés à leurs proches avant de passer à un stade supplémentaire, l'appel à des acteurs, comme il est souvent d'usage pour ce type de photographies. Ce fut rapidement un constat d'échec, ce recours aux acteurs leur ayant fait précisément perdre l'essence même du travail: le rapport entre l'incarnation des personnages et leur implication réelle dans leur quotidien. Ils se sont donc rapidement reconcentrés sur leur entourage et la série a pris son élan définitif.
Cette prééminence d'une connaissance approfondie des protagonistes constitue donc le sésame pour la bonne mise en forme de cet ensemble sur la vie quotidienne puisqu'elle leurs est étroitement liée. Les intérieurs comme les extérieurs, où vivent et se déplacent les personnages, constituent pour Lucie et Simon le contexte idéal pour tenter de dresser leur portrait psychologique. Il s'agit là de la finalité évidente de cette série, dont précisément le contexte constitue un élément primordial, dans sa propension à encadrer une ou plusieurs solitudes conjointes.
La force et l'intérêt de cet ensemble des Scène de vie provient des ambiguïtés qu'elle génère, savamment entretenues par leurs auteurs: on ne sait trop quel jeu joue les personnages: le leur ou une composition, de même pour les intérieurs: sont-ils réels ou fabriqués? L'illusion perdure au fil de la série dont la maîtrise est remarquable, notamment par cet apport essentiel, celui du basculement de la perspective qui présente les choses sous un angle tout à fait différent et surprenant.
Perspective plongeante
C'est peu dire que l'on plonge au propre et au figuré dans ces images. A première vue, tout semble trop normal pour être vrai. Elles mettent en scène une ou plusieurs personnes dans leur environnement familier, et à un moment bien précis de la journée, celui du relâchement et de la détente dans une intimité personnelle non partagée, comme au cours d'une sieste bienvenue, d'un moment de rêverie inopiné ou d'une baignade décompressante. Une mélancolie certaine se dégage de ces instants.
Ce qui frappe ensuite, c'est le point de vue adopté: toutes les prises de vues sont opérées à la verticale de la scène choisie. La première impression qui s'en dégage, c'est que ces images, plus que toutes autres, semblent être prises à l'insu des personnages qui en sont les protagonistes. La délicatesse des mises en scène, un certain abandon des personnages, la spontanéité des attitudes, la banalité des activités, renforcent cette impression d'intrusion visuelle, de voyeurisme parfois, comme si l'on s'était trompé de porte pour se retrouver chez le voisin.
Le basculement de la perspective, l'écrasement de la profondeur de champ, la mise à plat de la frontalité déstabilisent l'œil et, paradoxalement, nous invitent à regarder les "vertiges du quotidien" sous un tout autre angle.
Solitude urbaine
Quelque soit les séries sur lesquelles travaillent Lucie et Simon, le rapport au quotidien - le plus souvent urbain - de leurs personnages, culmine dans cette série des Scènes de vie. Elle était cependant déjà présente, en filigrane, dans Earth Vision, leur premier ensemble où l'on sent vibrer la ville la nuit. Ces environnements urbains façonnés par la lumière artificielle sont parsemés de silhouettes égarées dans un dédale urbain qui apparaît surtout comme un univers hostile, où la place de l'humain apparaît secondaire, comme un accessoire.
Les travaux plus récents de la série actuellement en cours, Silent World, relèvent de ce même souci: quelle est la place de l'homme dans cet univers citadin en léthargie? Toute trace de l'activité humaine semble s'être évaporée, comme dans ces quartiers de bureaux complètement déserts les jours de week-end et qui, sans leur animation quotidienne usuelle, ont des allures de cités à l'abandon, telles celles que l'on retrouve dans les paysages urbains des débuts de De Chirico.
Bernard Marcelis.
ENGLISH/
Lucie is French, Simon is German. They work together in Paris, their partnership functioning like a veritable duo. Mutual discussions about their past work and exchanging ideas about art led to a real complicity between the pair. In less than a year, this transformed into a true collaboration, whose most obvious and symbolic element became the use of a single camera for their shared gazes. Beyond this technical aspect, what really counted were all the initial discussions, which led to the images’ concrete expression: developing ideas, settling on themes, creating preliminary drawings, searching for locations in possible sites. From that moment on, working together became obvious for them, as though they had become a single person.
Although this method of working as a couple and creating as a duo is relatively infrequent, we note that it is more widespread in, and no doubts adapts itself more easily to the field of photography than to other disciplines. We think here of German photographers Bernd and Hilla Becher, Fischli & Weiss (Swiss), Gilbert and George (British), Pierre and Gilles (French), and Felten and Massinger (Belgian). Not to mention the cinema, which, from brothers Auguste and Louis Lumière to Jean-Pierre and Luc Dardenne, and including Ethan and Joel Coen, the latter pair particularly appreciated by Lucie & Simon, has produced several famous references.
Characters in there everyday surroundings
This same work to do with exchange and sharing is the basis of their relationship with the charac- ters, the actors of their compositions. “Actor” is the appropriate word, because what’s in question here is indeed the staging of scenes. With regard to this, a process in several phases also proved necessary before Lucie & Simon arrived at the optimal solution: asking friends and acquaintances, the people who actually live in or use the spaces upon which the pair focus their gaze, to participate. In the beginning, they put themselves within the frame, to test and validate their ideas as much as to become aware of the practical difficulties that would have to be overcome. They then staged their friends before passing on to the next phase of employing actors, as is the common practice for this kind of photograph. An admission of failure rapidly followed; resorting to actors made them lose the very essence of the work, being the relationship between the characters and their real association with their everyday surroundings. Lucie & Simon hence quickly refocused on their immediate circle and the series definitively got underway.
The preeminence of an in-depth knowledge of the protagonists was therefore the key to the correct shaping of this set of studies about everyday life, because it is closely entwined with them. For Lucie & Simon, the interiors like the exteriors, where the characters live and move about, form the ideal context with which to attempt to sketch the characters’ psychological portrait. It’s a matter here of the obvious purpose of this series, of which the context is precisely a primordial element because of its propensity to frame one or several joint solitudes.
The force and fascination of the “Scenes of Life” series stem from the ambiguities that it generates, skillfully maintained by the series’ creators: we don’t really know just what game the characters are playing, their own or are they acting out a part? The same thing goes for the interiors: are they real or fabricated? The illusion is preserved throughout this masterfully controlled series, particularly through a major contribution, that of the radical shifting of perspective, which presents things from a completely different and surprising angle.
Overhead perspective
It’s hardly enough to say that we plunge, both literally and figuratively, into these images. When we first look at them, everything seems too normal to be true. The images feature one or several peo- ple in their familiar everyday surroundings, at a particular instant, a particular time of day: just unwinding or relaxing in a private, unshared moment, indulging in a much-needed nap, lost in day- dreaming or caught taking a refreshing swim. A sweet tinge of melancholy hovers about these images.
The other striking feature is that all the photos have been taken from vertically overhead. The first impression the observer has is that the people within these images have been photographed una- wares. The meticulousness of the staging, which belies the subjects’ relaxed and spontaneous atti- tude and the ordinariness of the activities depicted, all reinforce this impression of visual intrusion, even voyeurism at times. It’s as though we’ve gone through the wrong door by mistake and have found ourselves at our next-door neighbor’s instead of where we expected to be.
The radical shift of perspective, the compressed depth of field, the flattened frontality, all destabi- lize the eye and paradoxically invite us to look at the “dizzying heights of everyday life” from an enti- rely fresh angle.
Urban solitude
Whatever series Lucie & Simon are working on, the connection to the everyday – most often urban – lives of their characters culminates in the “Scenes of Life”. It was nevertheless already present, implicitly, in “Earth Vision”, their first set of photographs where we felt the vibrations of the night city. The urban environments shaped by artificial light are dotted with figures lost in an urban maze. The environment depicted essentially seems like a hostile universe, where the place of human beings is secondary, as though they’re merely incidental.
The more recent works making up “Silent World”, the current series still underway, result from this same concern: what is the place of man in this lethargic cityscape? All trace of human activity seems to have evaporated, as in those districts full of offices that are completely deserted during the weekend and which, without their usual weekday activity, resemble abandoned housing deve- lopments, like those found in the early urban landscapes of Giorgio de Chirico.
Bernard Marcelis.