ALEXANDRA FAU
LE VERTIGE ET L’INTIME
Article in Art Absolument, April 2012
Lucie & Simon ont su faire d’une belle rencontre dans un studio de tirage photographique, une aventure créatrice en duo depuis 2005. Ces jeunes artistes n’ont pas leur pareil pour brouiller les pistes, mélanger les registres et insuffler un étrange malaise au sein d’une réalité bien cadrée.
Sonder le visible serait un des maîtres mots de leur première série Earth Vision, réalisée de nuit dans des endroits périurbains (échangeurs d’autoroutes, tunnels…) désertés. L’architecture y est comme délaissée, livrée à elle même. Les photographies rendent audible le silence là où, habituellement tout n’est qu’énergie, flux et chaos. Pour capter ce monde nocturne à la fois fascinant et inquiétant, Lucie & Simon prolongent le temps d’exposition de quelques minutes, de façon à faire émerger de l’obscurité des détails invisibles à l’œil nu. Le procédé révèle un monde où tout est suspendu, magique et mystique, pareil à La nuit étoilée de Millet, reprise par Van Gogh qui avouait à son frère Théo en septembre 1888 son « besoin terrible de religion » qui l’incitait à aller « la nuit dehors pour peindre les étoiles ». Leur approche très pictorialiste ne doit pas néanmoins occulter l’influence de la photographie plasticienne. Là où certains tentent de régler la différence entre le réel et sa représentation (Valérie Jouve, Beat Streuli…) d’autres (Jeff Wall, James Casebere, ou Thomas Demand) cherchent à recomposer des univers de manière très fidèle, ou bien optent pour une démarche plus intuitive, proche du flâneur (Sarah Moon, Remy Marlot…).
Cette dernière approche inspirée des situationnistes appelle à surprendre la nature autant qu’à se laisser émerveiller par des détails qui auraient échappé à la prise de vue, comme cette minuscule main qui coure sur la rambarde de l’escalier alors que l’œil est pris du vertige de la spirale infernale. Que va-t-il advenir de la petite fille assise en haut des marches, le regard tendu vers l’objectif ? Nul ne le sait. Le temps d’après n’est jamais évoqué, pas même suggéré. Les personnages, joués parfois par les artistes eux-mêmes, semblent détachés du monde dans lequel ils évoluent, comme extraits d’une narration.
Le cadrage photographique et le point de vue zénithal concourent à cette impression d’ensemble. Ils définissent un espace semi-aplati conforme à la redéfinition de la vision que la technologie déconnecte peu à peu du corps. Malgré cette impression de détachement, de distance vis à vis du sujet représenté, la posture des personnages dévoile, en filigrane, un peu de leur histoire personnelle. Comment ne pas reconnaître le désir maternel du père, à la forte stature, allongé près de son nourrisson ? Ou encore la force tranquille de la jeune mère accouchée à la maternité, à l’opposé des femmes au regard désemparé qui habitent la série Maternités de Rineke Dijkstra ? Comme dans le travail à consonance autobiographique de Jean-François Fourtou, le cadrage et la monumentalité de l’escalier renvoie l’artiste Lucie à ses terreurs d’enfants.
Les images de la série Scenes of Life sont un hommage à la peinture de maîtres classiques (Van Eyck, Peter De Hooch…) dont Lucie & Simon reprennent les thèmes (les nativités, les scènes de genre ou les vanités) et les compositions selon un savant jeu de miroirs, de mises en abîme ou de hors champ. La vue d’une cour intérieure offre ainsi un découpage exceptionnel en combinant deux vues (intérieure et extérieure).
Ce sentiment d’ubiquité exploré par les primitifs italiens vient ici se conjuguer à l’atmosphère du film Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock. Selon le point de vue imposé (d’en haut) qui vient chaque fois « casser la réalité et aplatir le motif », le bassin de la série Scènes of Life est réduit à un plan coloré vert clair sur lequel se détachent de manière très graphique la bouée et le corps flottant.
Là encore cette manière presque archaïque de dépeindre le réel rappelle les fresques égyptiennes où l’angle de vue choisi (du dessus ou de profil) répondait à un souci d’efficacité et de lisibilité (peinture représentant un étang, provenant du tombeau de Thèbes, vers 1400 av J-C, Londres, British Museum). De même, le cliché immortalisant un véritable petit déjeuner pris chez des amis fait l’inventaire du réel, Last breakfast (2008). Il scrute chaque détail comme les policiers affairés sur une scène de crime dans le cliché de Jeff Wall Search of Premises (2009). Le thème du repas, le basculement du plan ne sont pas non plus sans évoquer la facétie de l’artiste nouveau réaliste Daniel Spoerri (né en 1930) qui prend désormais un malin plaisir à exhumer les restes des ripailles du Déjeuner sous l’herbe ensevelies en 1983. Toutes ces références appuyées pourraient passer pour anecdotiques si elles ne servaient à établir des relations, à retrouver des motifs, des lieux, des faits inscrits dans l’histoire pour les rejouer dans l’espace et le temps.
Dans leur dernière série Silent World, Lucie & Simon conjuguent un univers mi-chemin entre romantisme et science fiction, citant explicitement Metropolis de Fritz Lang ou Blade runner de Ridley Scott. La ville y est dépeuplée et figée dans un scénario post ou pré-catastrophiste. Ces « fictions » inspirées de la littérature et du cinéma d’anticipation rappellent l’étonnant diaporama de Nicolas Moulin, où les immeubles de Paris sont murés sur plusieurs étages sans que la raison de ce couvre-feu sécuritaire ne soit connue.
De même, l’inquiétude grandit face aux images de Silent World. Le procédé est bien différent de celui auquel les deux artistes nous avaient habitué. Désormais, les photographies sont prises en plein jour et soumises à un temps d’exposition de plusieurs heures faisant disparaître tous les éléments animés de l’image. Des lieux symboliques reconnaissables (Pont de Manhattan, Gare centrale de Pékin, Rockeffeller Center, Madison Square Garden, Musée du Louvre…) paraissent désertés. L’animation de la ville laisse place à de rares personnages esseulés que les artistes sont venus réinscrire dans le décor grâce à une seconde prise de vue « classique ». Ces petites entorses à la réalité, semblables aux interventions de Andreas Gursky, permettent de garder certains détails de l’image, absents de la première prise de vue.
Au risque de créer un anachronisme de plus, le titre de cette série Silent World évoque à lui seul l’atmosphère du maître hollandais du XVIIe siècle, Johannes Vermeer. Comme dans ses tableaux, l’attention aux détails, le dépouillement de l’espace, l’immobilité des personnages, incitent à quitter le monde représenté pour s’installer dans la volupté de la photographie elle-même. L’œuvre semble murée dans un espace qui lui est propre, un espace en captation plus que d’activation du réel.
Passé les premiers temps de séduction de l’image, le trouble naît face à cet univers hermétique, qui rend toute rencontre impossible. Même dans leur projet d’images en mouvement Living Images, les personnages invités à poser en temps réel semblent prisonniers de l’écran. Ces dernières œuvres, si séduisantes soient-elles dans les univers qu’elles convoquent, dévoilent un système de représentation bien établi pour atteindre le point de rupture recherché par ce nouvel état contemplatif.
Alexandra Fau.