PHILIPPE DAGEN

VUES ANORMALES DE VIES NORMALES
Portfolio, Le Monde 2, April 2009.

L’appareil photo passe pour un prolongement et une amélioration de l’oeil humain : il voit mieux, il grossit et il fixe sur un support ce qui, sans lui, ne survit que dans la mémoire, au risque de l’altération et de l’oubli. Mais l’appareil peut, autrement employé, saisir ce qui échappe à l’oeil, non en raison de ses faiblesses, mais parce qu’il appartient à un corps, dont les capacités sont limiitées. Ce corps ne peut s’envoler que grâce à des appareillages qui, pour l’heure, ne lui permettent pas de glisser le long d’un plafond, de planer au dessus de la cour et d’observer le monde en surplomb.
Il y a bien les fenêtres, les balcons, les arbres, le échafaudages, mais leur usage est rarement satisfaisant. Supposez un photographe en haut d’une échelle : comment faire en sorte qu’elle n’apparaisse pas dans le cadre et anéantisse le sortilège propre à l’image en suspension ?

Lucie de Barbuat et Simon Brodbeck, couple de jeunes photographes, ont résolu la difficulté en inventatn et bricolant un pied téléscopique et mobile dont ils fixent la hauteur et la position.
Ils le placent où l’envie les prend, dans la cuisine, la salle de bain ou un pré. Il reste à déterminer précisément le champ de vision, puis à opérer. Notre monde horizontal, photographié d’en haut, bascule à la verticale. Cela suffit pour que le regard soit délivré de ses habitudes et qu’il scrute gens et choses avec surprise. Les vivants deviennent des gisants, les lits des dessins, les espaces des plans, la vie une géométrie et une enigme.
On peut rester longtemps à visiter et étudier ces vues anormales du quotidien le plus normal. La sensation d’étrangeté qu’elles suscitent fait songer autant aux tableaux-reliefs de Daniel Spoerri qu’aux vastes scènes entièrement factices de Jeff Wall.

Philippe Dagen.