CHRISTIAN CAUJOLLE
UNA STORIA PARALLELA
Internazionale, Essai et portfolio, Novembre 2023.
Certes, Brodbeck & de Barbuat ne sont pas les premiers à revisiter l’histoire de la photographie avec une certaine distance. « Malkovich, Malkovich, Malkovich: Homage to Photographic Masters » série dans laquelle Sandro Miller fait prendre la pose à l’un des plus célèbres acteurs américains pour rendre hommage aux auteurs qui l’ont marqué et aux photographies qui ont nourri sa pratique. On peut également citer Cortis & Sonderegger qui, dans leur studio, passent des journées à construire de savantes maquettes, natures mortes reconstituant des photographies qu’ils présentent comme des mises en scènes, des « making of », pour leur projet « Icons ». On pourrait en citer d’autres, mais tous ont en commun de reconstruire une histoire de la photographie qui leur est personnelle, qui leur appartient, qui est d’abord faite de subjectivité et de passion. Et où l’on retrouve, toujours, des images qui font partie de la mémoire collective, du milicien fauché pendant la guerre d’Espagne par Robert Capa à la dernière photo de John Lennon et Yoko Ono nus par Annie Leibovitz en passant par la Migrant Mother de Dorothea Lange.
Mais le propos de Brodbeck & de Barbuat, s’ils croisent obligatoirement pour Une histoire parallèle qu’ils développent depuis 2022 des photographies que les artistes cités précédemment ont eux aussi approchées, ont un tout autre propos, une démarche différente et utilisent une nouvelle technologie, qui fascine et effraie à la fois, l’intelligence artificielle (IA). « Il nous semblait intéressant dans la continuité de nos récents travaux sur les images de synthèse de poursuivre cette approche virtuelle de la photographie venant questionner la représentation du réel mais également l’appropriation à l’âge d’internet. ». Le couple – dans la vie comme dans la création - de trentenaires qui signait d’abord Lucie et Simon travaille à quatre mains depuis 2005, a été formé à l’École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles où il a été diplômé en 2015 avant de résider en 2017 à l'Académie de France à Rome - Villa Médicis opère par séries et, dans toutes, interroge la nature, les modes de production, les techniques mises en œuvre et finalement le sens et les perceptions de la photographie. Ils ont pratiqué de longs temps de pose, la nuit, pour révéler l’effet des lumières nocturnes ou des villes désertes (Les Mondes perdus, 2004-2008 ; Memories of a Silent World, 2008- 2012), ils ont scruté au microscope une écorce d’arbre qui devient comme la surface d’une planète (Images of Light and Dancing Spirits, 2014-2017), ils ont créé par ordinateur un étrange personnage féminin dont on ne sait s’il est vraiment humain (Les 1000 Vies d’Isis, 2019- 2021) et tous ces travaux, qui ne sont ni des récits ni vraiment documentaires nous renvoient à une forme d’incompréhension du monde, ou de sa perception et interrogent la représentation.
Ils ne pouvaient que s’intéresser à l’intelligence artificielle. « Pour ce projet nous avons souhaité réaliser une étude des nouveaux outils de création d’images et donc de l’évolution actuelle des technologies dans la photographie en venant placer cela en parallèle d’une histoire de la photographie inventée. Dans le but de mettre en lumière le fonctionnement même de ceux qui vont venir puiser dans les images du passé, disponibles sur la toile, afin d'imaginer des images nouvelles au présent. Se pose donc la question de la méthode de création elle-même et de l’appropriation de ces outils de la photographie passée. D’un point de vue plus technique, nous avons donc tout d’abord effectué un long travail de recherche et de création d’une base de données regroupant un ensemble de photographies symboliques de l’histoire de la photographie de ses débuts à aujourd’hui. Nous avons regroupé environ 350 photographies s’échelonnant sur 150 ans, nous les avons classées par photographe, en effectuant un travail de recherche sur la technique des images (plaques au collodion, chambre argentique, reflex numérique, etc..), leur format, leur époque (date précise), et l’élément peut-être le plus important : le titre (comportant souvent des informations de situation et de géographie cruciales) ainsi que le contexte des images historiques. Ces infos ont été trouvées notamment sur internet ainsi que dans les ouvrages d’histoire de la photographie au Centre Pompidou. ».
C’est ensuite des « prompts », des données textuelles, qui ont été introduites dans le programme Midjourney à partir de cette collection de photographies qui constitue une histoire possible de la photographie, celle de Brodbeck & de Barbuat. « A ce moment-là débutait une sorte de dialogue écrit entre la machine et nous dans le but d’arriver à un résultat qui nous semblait intéressant : retrouver un souvenir ou une sensation de la photographie originale tout en étant toujours un peu à côté de la plaque.
Sur les 350 photographies que nous avions identifiées au départ, 220 ont finalement réussi à survivre à ce dialogue. Certaines ne nous paraissant pas vraiment réussie, et certaines aussi ne venant pas vraiment coller à l’univers du photographe original. Les mécanismes d’auto-censure des logiciels a aussi été un frein dans le processus de création, nous pouvons par exemple citer la quasi impossibilité de réaliser des nus (ce qui est venu écarter des images comme le Big nude d’Helmut Newton par exemple) ou bien également de manière plus générale la représentation de la figure féminine pour certains photographes de mode, qui générait des rendus très lissés, anorexiques, créant des images vraiment dépourvues de sens. ».
La machine n’est pas si « intelligente » que cela et bien des éléments sont des ratés, entre autres les mains, qui ont trop de doigts, les foules, devenues chaotiques, les visages, liftés. Les artistes ont décidé, pour certaines images, d’exposer plusieurs versions, plusieurs étapes de la recherche, ce qui met en évidence le fait qu’elles « étaient également des leurres. »
Le peintre de la tour Eiffel, de Marc Riboud, est un bon exemple du mode de production. Le prompt – qui est toujours en anglais – était « Black and white silver photograph, Leica m6 analog camera, 50 mm lens, kodak tri-x, gelatin silver print, worker on the Eiffel Tower painting its metal structure, in overalls, boater hat on his head, full-length portrait photograph, cigarette, notion of vertigo, wobbly movement, balance, view of Paris in background, Paris 1953 ». Et le résultat est évidemment loufoque. « C’est un bon exemple de difficultés rencontrées dans la construction des images avec l’intelligence artificielle. Nous avons toujours mentionné l’idée d’un ouvrier venant peindre sur la tour Eiffel, mais la machine a constamment voulu placer une tour Eiffel supplémentaire dans le paysage d’arrière-plan, ne comprenant pas que le peintre se trouvait lui-même dessus. Ce genre d’incongruités nous a particulièrement intéressé dans la réalisation du projet, et même si nous avons finalement réussi à créer un visuel sans tour Eiffel à l’arrière-plan, celui-ci nous paraissait plus pertinent et représentatif de cette technologie qui est habituée à créer des cartes postales ou relevant de l’illustration tout du moins. ».
La grande pertinence de ce travail qui s’amuse – sérieusement – à réinventer l’histoire de la photographie est qu’il nous éloigne des faux débats nés autour de la création de « faux » reportages documentaires, comme celui de l’Américain Michael Christopher Brown, ancien membre associé de l’agence Magnum, et qui a déclenché, lui qui affirme qu’ « illustrer n’est pas tricher », une énorme polémique en montrant des images, impossibles à réaliser « en vrai », de l’exode massif des Cubains vers les États-Unis. Il est évidemment indispensable, dans le domaine de l’information, d’avertir le lecteur si l’on utilise des images générées par l’IA, mais cette nouvelle technologie n’est pas le diable et les manipulations ont toujours existé, entre autres en temps de guerre, comme en témoignent les photomontages de propagande – des deux camps – dès la première guerre mondiale. Si la prudence s’impose dans le domaine de l’information en ces temps de fake news, il est clair que le nouvel outil, comme cela a souvent été le cas avec l’apparition de nouvelles technologies, va devenir de plus en plus performant et génèrera des nouveaux types d’images. C’est ce qu’esquisse la proposition de Brodbeck & de Barbuat qui l’utilisent comme outil d’analyse de sa propre pratique et qui, implicitement, posent la question de la constitution d’un histoire fausse, d’une fausse mémoire, avec toutes les dérives qui peuvent en découler.
Christian Caujolle.